par Georges Canguilhem
(À propos d'un livre récent de Georges Friedmann.) in Les Cahiers de SOCIOLOGIE. Seuil Vol III 1947.

Les amis de G. Friedmann savent la continuité, la patience et le scrupule avec lesquels il a conduit, pendant de longues années, ses enquêtes sur les problèmes de la rationalisation technique et du machinisme, la probité avec laquelle il a fait effectivement l'apprentissage de la conduite de machines modernes. Pour eux, par conséquent, l'extraordinaire densité de son ouvrage sur les Problèmes humains du machinisme industriel '''(1)''' n'est pas une surprise. Pour tous, elle est une révélation. Le sujet n'est pas de ceux qui tentent habituellement les philosophes. Ils l'abandonnent généralement à des spécialistes. Le grand mérite de Friedmann est d'avoir réuni tous les points de vue spécialisés possibles : mécanique, biologique, psychologique, sociologique, et de les avoir dominés en les jugeant à la fois par référence réciproque des uns aux autres et tous ensemble conformément à la préoccupation éthique impliquée nécessairement dans une philosophie humaniste.Nous sommes ici bien loin des dissertations littéraires et moralisantes sur les rapports de l'homme et de la machine. Nous avons affaire à la première tentative, selon nous, d'ethnographie sociale (p. 369) appliquée à des formes de civilisation de l'occident moderne et contemporain. Mais cette ethnographie et plus encore cette éthologie de l'homo faber dans les sociétés capitalistes, est pratiquée par un philosophe de grande classe, le même qui a donné la mesure de sa perspicacité critique dans un ouvrage un peu antérieur sur Leibniz et Spinoza. La documentation de Friedmann est considérable et pourtant elle n'est pas écrasante, car, avec une sûreté d'appréciation, digne de tous les éloges, il a su, en chaque problème, découvrir et utiliser l'auteur de plus grande valeur et les travaux de plus grande solidité. C'est ainsi par exemple qu'en matière de physiologie du travail ses connaissances précises, que beaucoup de physiologistes français pourraient lui envier, s'appuient sur les recherches fondamentales d'Edgar AtzIer et qu'en matière de psychotechnique industrielle, c'est aux travaux d'Elton Mayo qu'il se réfère de préférence. L'enquête porte électivement sur les conditions de travail dans les ateliers de la grande industrie, en Amérique du Nord et dans l'occident européen, au cours de la seconde révolution industrielle, caractérisée du point de vue technique par l'usage de l'électricité comme force motrice, et du point de vue économique par la tendance impérialiste du capitalisme bancaire. Le résultat de cette enquête est la dissipation d'une illusion, l'illusion techiniciste, parallèle à l'illusion scientiste. Si par illusion scientiste on entend la prétention de déduire et de commander tout le progrès humain à partir du seul progrès de la connaissance scientifique, par illusion techniciste on doit entendre la prétention de déduire et de commander tout le progrès social à partir du seul progrès du rendement industriel, obtenu par une rationalisation simultanée, et univoquement conçue, de l'emploi des machines et de la main-d'oeuvre. Le bénéfice philosophique incontestable du travail de Friedmann paraît bien consister en ceci qu'il délie le sort de l'humanisme, comme philosophie à fortifier et à construire, du sort d'un rationalisme entendu comme privilège systématique et universel d'une méthode de mathématisation de l'expérience. Il n'est pas raisonnable de vouloir être, en tout ordre de réalités, uniformément rationnel. La rationalisation, telle que la conçut d'abord Taylor, ce serait finalement l'homme asservi parla raison et non le règne de la raison en l'homme. Et de fait, on doit à la fois, pour justifier l'entreprise du taylorisme, concevoir l'homme comme une machine à embrayer correctement sur d'autres machines, et comme un vivant simplifié, dans ses intérêts et réactions à l'égard du milieu, jusqu'à ne connaître d'autres stimulants attractifs et répulsifs que « la prune et le fouet ». L'absurdité c'est ici comme ailleurs la toute-puissance de la logique. Rien de cela n'est à la rigueur très neuf. Mais ce qui l'est authentiquement c'est de dépasser l'attitude analytique et mécaniste dans l'étude de l'homme au travail, de prôner clairement et consciemment l'examen synthétique des problèmes anthropologiques '''(2)''' et de ne pas verser pour autant dans le mépris de l'analyse, de reconnaître l'originalité des valeurs sans empoigner la lyre spiritualiste. La morale n'est pas la science mais elle doit intégrer toute la science. Les derniers mots de l'ouvrage distinguent les « démarches » et les « espoirs » de l'humanisme et soulignent son souci de transformer effectivement la condition humaine (p.373). Condition et non pas situation. Cela suffit à distinguer, par delà la même intention d'anthropologie synthétique Friedmann et les existentialistes '''(3)'''. La démonstration des insuffisances méthodiques et doctrinales de la rationalisation se fait en trois temps : exposé de l'illusion techniciste qui consiste à aligner simplement l'homme sur la machine et à traiter l'un et l'autre du seul et même point de vue strictement métrique et quantitatif ; examen des limites de la correction psychotechnicienne qui reconnaît dans le travail humain un phénomène organique et non mécanique et qui prend en compte l'aspect biologique et psychologique - mais individuel - du facteur humain ; critique de ce qu'on peut appeler l'étroitesse de l'élargissement tenté par la psycho-sociologie de l'entreprise, qui substitue à la considération des réactions mentales de l'ouvrier isolé la recherche des réactions mentales du groupe ouvrier dans les relations industrielles, mais qui isole l'entreprise dans le complexe social. À ces trois stades successifs, l'ambition de traiter l'homme comme objet de la rationalisation et de l'organisation scientifique du travail se heurte à la résistance d'un donné vital, puis psychologique et enfin sociologique.Ce donné se présente comme un aspect de la subjectivité humaine que chaque progrès dialectique de la connaissance de l'homme au travail essaie, sur son propre plan, de traiter objectivement. C'est ainsi par exemple que la psychotechnique prend comme objet de son étude les aptitudes individuelles ignorées du taylorisme mais non abolies par lui ; que la psychosociologie de l'entreprise cherche dans l'étude de la structure des entreprises les composantes objectives du facteur, subjectivement variable, qui constitue un obstacle irréductible dans l'usage des tests tendant à déterminer la fatigue du travailleur ou la monotonie de sa tâche.Bref, la subjectivité reparaît sur chaque plan où on tente de nier, en le dépassant, le « heurt » qu'elle inflige à la recherche objective sur un plan de moindre complexité et de plus facile - mais aussi de plus illusoire - abstraction analytique. Car, finalement, en invoquant expressément à plusieurs reprises (p. 348 et 355 notamment) la valeur que l'ouvrier attache à son travail comme la référence dernière dont dépend toute mesure, ou plus exactement toute appréciation des normes d'un travail parcellaire quelconque, Friedmann débouche et nous fait déboucher au coeur même du problème sociologique. « L'analyse physiologique et psychotechnique détaillée du travail à la chaîne (pris comme exemple) montre en celui-ci d'abord un fait technique, à travers le fait technique un fait psychologique, à travers le fait psychologique, un fait social » (p. 357). Ce problème sociologique, c'est une question que Friedmann n'aborde pas - et qu'il n'avait pas, à aborder ici - de savoir s'il est seulement et strictement de nature scientifique. Si l'on pouvait établir qu'à la racine des valeurs sociales - dont la présence latente mais indiscutable à la conscience ouvrière conditionne, en dernier ressort, toutes les attitudes d'adhésion ou de freinage des travailleurs devant les décisions techniques des directeurs de l'entreprise - ne se trouve jamais aucun élément de la nature du choix, alors certes, une reprise intégrale par la science des problèmes de l'organisation du travail pourrait être espérée. Mais on peut se demander si un tel espoir n'est pas encore une forme de la fameuse illusion scientiste dénoncée par Friedmann au début et à la fin de son ouvrage. Avec une grande discrétion, où l'on reconnaîtra assurément une volonté d'objectivité maxima chez un auteur dont les sympathies et les principes de conduite politique ne sont pas un secret, Friedmann désigne la structure capitaliste des sociétés économiques qu'il étudie comme l'obstacle principal à la mise en jeu par les ouvriers de « leur pleine capacité physique de rendement » (p. 329 ; cf. aussi p. 343), à leur complète intégration dans les mécanismes du travail sous leur forme contemporaine. La rationalisation cesse alors d'apparaître comme un absolu technique. Il faut la replace, pour en comprendre le sens, dans son milieu historique, sa structure sociale (p. 349). Pour tout dire la rationalisation ne peut s'entendre que des moyens d'obtenir une certaine fin. Or, les fins d'une société économique ne sont pas inscrites dans la nature des choses ni dans la nature des hommes. Aussi bien d'un point de vue capitaliste que d'un point de vue socialiste, la technique et l'économie peuvent et doivent changer la nature des choses et des hommes '''(4)'''. Mais les sens d'un changement, les fins d'une entreprise peuvent être multiples et incompatibles. Des compromis sont possibles, mais nécessairement précaires, qui masquent les conflits sans les résoudre. Il n'y a donc pas une rationalisation, mais des rationalisations. Entre le maximum de rendement et de profit et l'optimum d'épanouissement des potentialités humaines, où qu'elles apparaissent, il faut à un moment choisir. La psychotechnique et l'organisation scientifique du travail ne peuvent être neutres (p. 351). On voit reparaître, à la dimension des collectivités économiques et avec l'urgence d'une révolution à accomplir, le vieux problème (qu'ont naturellement rencontré les sociologues de l'école française) de la science des fins.Quand Taylor disait à ses ouvriers, rebutés et révoltés par la Chute dans l'automatisme à laquelle les contraignait ses premières méthodes de direction des ateliers : « On ne vous demande pas de penser », il allait, d'une façon fruste et brutale, au cour du problème. Il est évidemment désagréable que l'homme ne puisse s'empêcher de penser, souvent sans qu'on le lui demande et toujours quand on le lui interdit (il est vrai que, depuis lors, l'art d'interdire aux hommes la pensée a fait de grands progrès dont nous avons été et serons encore peut-être les témoins). Sans doute, devant ce fait général qu'est la résistance de l'ouvrier aux mesures qui lui sont imposées du dehors (p. 275), Taylor, vers la fin de sa vie, a reconnu que la collaboration des ouvriers et des employeurs, dans une entreprise rationalisée, exigeait une révolution mentale (p. 277). Mais ni Taylor, ni la plupart des psychotechniciens, ni C.S. Myers, ni E. Mayo, n'ont su voir que la forme véritable de cette révolution mentale c'est l'apparition d'une mentalité révolutionnaire. Même sortis de l'illusion techniciste, la plupart des psychotechniciens ne sont pas sortis de l'illusion capitaliste. Des psychiatres, tels que Vl. Eliasberg, ont pu parler d'une pathologie du travail, à base de complexe d'infériorité cl de ressentiment (p. 261). Ils auraient pu trouver dans l'arsenal psychiatrique, le concept d'aliénation qui les eût sans doute, Hegel et Marx aidant, conduits un peu Plus loin.
Il n'entre pas dans notre intention de donner ici un résumé exhaustif des analyses de Friedmann. Nous signalerons seulement que l'examen du taylorisme à la lumière des sciences de l'homme rappelle et complète l'exposé déjà magistral de cette question donné dans un ouvrage plus ancien, La Crise du Progrès '''(5)''' . Et nous voudrions plus spécialement centrer l'ensemble des autres considérations sur la physiologie du travail, l'environnement du travail, l'adaptation des machines à l'homme, les relations industrielles, autour de deux questions plus larges et selon nous fondamentales, celle des rapports de l'homme et du milieu ; celle de la détermination et de la signification des normes humaines. L'ensemble des outils et des machines de production en service dans l'industrie contemporaine constitue la partie la plus massive de ce que Friedmann appelle ailleurs le nouveau milieu '''(6)''' par opposition au milieu naturel, c'est-à-dire au fond au milieu de civilisation pré-machiniste. D'un point de vue de biologiste ou de psychologue behavioriste ce nouveau milieu, comme le milieu naturel, se décompose en une somme d'excitants de nature physique auxquels le vivant réagit selon des mécanismes, analytiquement démontables, dont la structure de l'organisme donne la clé. Le problème de l'adaptation du travailleur à son milieu de travail (machines, matériaux, produits finis, locaux industriels, etc.) semble se présenter comme un cas spécial des problèmes étudiés par la psychologie de réaction ou mieux la psychologie du comportement. Il est logique de réduire la condition du travailleur dans le nouveau milieu au conditionnement d'un vivant dans le milieu géographique. De même que selon des behavioristes comme Watson et Albert Weiss, la puissance déterminante du milieu domine et annule la constitution génétique et les aptitudes de l'individu, de même selon Taylor, un ensemble de mécanismes étant donné, il est possible, par assimilation du travail humain à un jeu de mécanismes inanimés (p. 58), de faire dépendre entièrement et uniquement les mouvements de l'ouvrier du mouvement de la machine, réglé selon les exigences du plus grand rendement économique dans une branche de l'industrie donnée à un moment donné de la conjoncture. Dans ses rapports avec le milieu physique et le milieu social au sein de l'entreprise l'ouvrier réagit - ou plutôt est conçu par Taylor comme devant réagir - sans initiative personnelle à une somme de stimulations, mouvements mécaniques, ordres sociaux, dont il ne peut choisir ni la qualité, ni l'intensité, ni la fréquence. Le chronométrage des temps opératoires, l'élimination des temps morts, des mouvements inutiles, sont les conséquences d'une conception mécaniste et mécanicienne de la physiologie, province sans autonomie d'une science énergétique totalitaire.Atzler a jugé le système de façon définitive : « Taylor était en première ligne un ingénieur ; il connaissait le mécanisme de la machine morte, mais non celui du moteur vivant » (p. 48). Une telle conception des rapports de l'homme et du milieu dans l'activité industrielle constitue un énorme contresens, non seulement du point de vue psychologique - ce qui est évident, - mais d'abord et aussi du point de vue biologique - ce qui est moins évident. En matière de comportement animal, les outrances mécanistes de Jacques Loeb ont suscité la réaction de Jennings, celles de Watson, les réactions de Krantor et Tolmann. L'animal ne réagit pas par une somme de réactions moléculaires à un milieu décomposable en éléments d'excitation, mais comme un tout à un environnement saisi comme un complexe, dans lequel les mouvements doivent être pris comme des régulations pour les besoins qui les commandent et auxquels par conséquent leur sens est essentiel. Le milieu ne peut imposer aucun mouvement à un organisme que si cet organisme se propose d'abord au milieu selon certaines orientations propres. Une réaction forcée c'est une réaction pathologique. Les psychologues de l'école de la Gestalt (Koffka notamment) ont dissocié deux aspects du milieu : le milieu de comportement est un choix opéré parle vivant au sein du milieu physique ou géographique. Avec Von Uexküll et Goldstein les biologistes achèvent de comprendre que le propre du vivant c'est de se composer son milieu. Les réactions ouvrières à l'extension progressive de la rationalisation taylorienne (p. 245-258), en révélant la résistance du travailleur aux « mesures qui lui sont imposées du dehors » (p. 275), doivent donc être comprises autant comme des réactions de défense biologique que comme des réactions de défense sociale et dans les deux cas comme des réactions de santé. Inversement « les observations démontrent que les ouvriers réagissent plus favorablement à la rationalisation de leurs gestes dans la mesure où ils participent (ou ont l'impression de participer) psychologiquement à la critique de leurs mouvements empiriques et au choix des mouvements rationnels » (p. 271). Cette critique et ce choix impliquent en effet que, plus ou moins clairement, les ouvriers saisissent le sens de leur travail et se situent eux-mêmes au sein du nouveau milieu, c'est-à-dire en fin de compte qu'ils se réfèrent à eux-mêmes le milieu en même temps qu'ils se soumettent à ses exigences. L'ouvrier cesse de se sentir objet dans un milieu de contrainte pour s'apercevoir sujet dans un milieu d'organisation (p. 275). Ainsi apparaît l'urgence et se justifie l'obligation de cette révolution dans les rapports de l'homme et de son milieu technologique qu'est la constitution d'une technique encore embryonnaire, d'adaptation des machines à l'homme (p. 96). Cette technique apparaît d'ailleurs justement à Friedmann comme la redécouverte savante des procédés tout empiriques par lesquels les peuplades primitives tendent à adapter leurs instruments rudimentaires aux normes organiques d'une activité à la fois efficace et biologiquement satisfaisante, où la valeur positive d'appréciation des normes techniques est cherchée dans les attitudes de l'organisme humain au travail luttant spontanément contre toute subordination exclusive du biologique au mécanique '''(7)''' . C'est dans ce renversement de perspective que doit se poser correctement le problème des normes du travail. S'il est vrai que la raison a toujours été considérée par les rationalistes comme la norme des normes, il est normal que le concept de normalisation soit devenu l'équivalent usuel du concept de rationalisation. Mais il est également normal qu'une rationalisation d'inspiration scientiste ait présenté les normes de rendement technique qu'elle tendait à imposer comme l'expression d'une nécessité de fait, qu'elle ait eu la prétention de déterminer objectivement pour un certain travail la meilleure méthode à suivre, la meilleure et la seule, the one best way (p. 45). Mais ici une grave question se pose, où sont engagées des attitudes non seulement de technicien et d'économiste, mais des attitudes authentiquement philosophiques concernant les rapports du normal et de l'expérimental, et à travers eux les rapports du réel et des valeurs. La première difficulté qui apparaît est de choisir le sujet ou les sujets des expériences de chronométrage dont les résultats devront être proposés - disons plus justement imposés - comme norme générale ou moyenne à tous les ouvriers employés à une tâche identique. Il est inévitable que l'expérience de détermination du temps moyen pour chaque élément d'un travail donné ait lieu dans des conditions singulières (ouvrier spécialement choisi et stimulé par un système de primes au rendement) qui laissent entièrement ouvert le problème d'extrapolation des résultats obtenus. Qui définira une fatigue normale, lorsque toutes les études de psychologie et de psychotechnique concordent à établir que l'intérêt, l'excitation, la suggestion, sont ici en jeu pour faire varier, chez le même individu occupé à un même travail, les bornes de son effort et sa décision de céder à l'épuisement ?Qui déterminera la durée et la place normale des pauses, en présence du fait que les effets en seront différents, pour une même distribution, selon que l'ouvrier sent ou non qu'on se livre sur lui à des expériences dont les fins dernières sont plutôt hors de lui qu'en lui et pour lui. « Les effets des pauses sont inexplicables en termes purement physiques ou physiologiques, ce qui ne doit pas surprendre : la fatigue elle-même contient des éléments personnels et sociaux et c'est sur elle qu'agit la pause » (p. 86). On sait quelle est déjà, dans la pure biologie, la difficulté de tenir pour normaux les résultats d'expériences pratiquées sur des vivants placés artificiellement dans un environnement et des conditions d'existence analytiquement définies et entièrement perméables à la connaissance de l'expérimentateur. La réclusion en milieu de laboratoire est loin de fournir aux animaux toutes les sollicitations de leurs instincts qu'ils trouvent dans le milieu libre, c'est-à-dire exactement dans le milieu qu'ils se font, nécessairement différent du milieu qu'on leur fait. Les naturalistes ne s'accordent pas sur la description des amours des scorpions ou des mantes, selon qu'ils les ont observés en captivité ou dans la nature. Achille Urbain constate que le jaguar capable, en liberté de détours d'une centaine de mètres pour atteindre une proie vivante, est incapable, dans un labyrinthe, d'un détour de trois mètres pour saisir un morceau de boeuf. Taylor ne s'embarrassait pas de considérations de cet ordre. Dans ses expériences sur le portage des gueuses de fonte, il avait choisi comme sujet un homme de force exceptionnelle, surnommé « l'homme-boeuf » (p. 47). Mais Atzler avait fait remarquer que des indices établis par cette voie ne pouvaient être pris, raisonnablement, comme normes du travail quotidien d'un ouvrier moyen (p. 48).Certes à condition de mécaniser l'homme et de mécaniser le temps, en négligeant systématiquement le caractère rythmique de l'activité d'un vivant quelconque, on peut établir la norme de rendement d'un ouvrier donné, par la mesure du temps minimum pratiqué par des ouvriers différents pour chaque élément d'une tâche décomposée. L'inconvénient est que cette norme n'ait aucune signification concrète pour un individu pris dans la totalité biopsychologique de son existence. Les éléments de la solution sont donnés dans le travail de Friedmann. De même qu'il n'y a pas une mais des rationalisations, de même il n'y a pas une mais des normes. La raison profonde de ce pluralisme des normes se trouve dans la pluralité des valeurs dont est justiciable toute organisation économique. La relativité du normal dépend de la multiplicité des valeurs. « Par ce canal de la valeur tout un flot de réalités psychiques, morales et sociales fait irruption » (p. 355).En fin de compte, les valeurs qui donnaient leur allure de normes aux résultats du chronométrage taylorien se trouvaient présentes, quoique latentes parce qu'indiscutées, dans la pensée de Taylor, à un certain moment de l'essor capitaliste en Amérique du Nord, lorsqu'en période d'abondance de la main-d'oeuvre tout ouvrier qui ne se pliait pas à la prétendue norme (the one best way) était automatiquement congédié.Les problèmes des aptitudes individuelles, du normal individuel, et du normal collectif pour une classe autre que celle des employeurs, ne se posait pas (p. 56).
Certes, les entrepreneurs capitalistes, reconnaissant comme un élément de la réalité économique à organiser la résistance des ouvriers à l'imposition des normes de leur travail, n'ont pas tardé à comprendre l'intérêt qu'il y avait à les associer à la détermination de ces normes.Ils ont converti en méthodes d'exploration et d'expérimentation les leçons de la physiologie du travail et de la psychotechnique. L'exemple le plus fameux est l'enquête Hawthorne qui a porté de 1927 à 1939 Sur le personnel de la Western Electric C°, dans les ateliers de construction de matériel téléphonique pour la Société Bell. Friedmann relate longuement ces expériences dont le point de départ fut l'observation, durant cinq années, du comportement et du rendement, de cinq ouvrières employées à l'assemblage des relais de téléphone. Les sujets de l'expérience furent mis en confiance, dès le début, par l'explication du sens et de la portée escomptée des épreuves auxquelles on les soumettait avec leur consentement réfléchi. On leur demanda de ne pas se croire tenues d'adopter une attitude de compétition et un rythme de performance. On les soumit à des régimes divers de distribution et de durée des pauses, de longueur de la journée de travail. Tout cela dans une pièce d'expérience équipée comme l'atelier de production correspondant, aux appareils d'enregistrement et de mesure près.On pu ainsi constater une croissance régulière du rendement pendant les trois premières années, suivie d'une stabilisation à un niveau élevé (p. 289). Les modifications de l'environnement physique n'eurent pas d'influence sur ce rendement stabilisé, non plus que celles des stimulants financiers. L'essentiel des facteurs capables d'influer sur la qualité et la quantité du travail se révéla d'ordre psychologique : perte du sentiment de contrainte à l'égard de la tâche à accomplir, cordialité des relations avec le personnel de maîtrise et de contrôle.Mais les premiers résultats de l'enquête posaient à la Compagnie plusieurs problèmes pratiques concernant l'ensemble des travailleurs et notamment celui-ci : « En quoi consiste, normalement, du point de vue de l'ouvrier un bon environnement du travail ? » (p. 291).Autrement dit, dans quelle mesure peut-on importer dans l'usine les normes établies au laboratoire, quelque effort qui ai été fait pour opérer expérimentalement dans les conditions les plus proches du milieu normal d'activité pour l'ouvrier moyen ? C'est pour permettre la conversion en norme générale des résultats expérimentaux, que fut entreprise, parmi le personnel des usines, une campagne d'interviews (21 .216 en un peu plus de deux années).Friedmann résume ainsi les résultats de cette enquête unique : « D'une manière générale, aucune modification dans les conditions physiques ou financières du travail ne produit d'effet prévisible et calculable en termes de rendement si elle n'est mise en connexion avec l'attitude morale et sociale de l'ouvrier : notion qui comprend le lien personnel de l'ouvrier avec son travail, le degré de signification qu'il lui accorde, son intégration dans l'équipe, l'atelier, l'usine, sa situation sociale et familiale hors de l'usine. C'est dans ce complexe social que les faits individuels d'ordre physique ou psychologique doivent être replacés pour prendre un sens objectif, un déterminisme, une grandeur mesurable »(p. 299). Mais le vrai problème est ailleurs et Friedmann le sait bien quand il cherche à définir la doctrine sous-jacente à cette formidable enquête (p. 300). La question est de savoir si l'attitude morale et sociale de l'ouvrier trouve sa place dans les catégories de la psycho-sociologie familière aux enquêteurs. Mayo et ses collaborateurs ont bien vu qu'à l'intérieur de l'usine se rencontrent trois sortes de logique, celle du prix de revient, celle du rendement, celle du sentiment. Cette dernière, qui est celle des exécutants, s'accorde mal avec les deux premières que les dirigeants arrivent assez facilement à concilier. Le comportement ouvrier se révèle comme une donnée rebelle à la prévision et au calcul. La pratique ouvrière de restriction de rendement est un symptôme de la non-intégration de l'ouvrier à l'entreprise. On croit pouvoir y porter remède par le développement des services sociaux, des clubs, des sociétés sportives. Mais il est clair que l'insuffisance de ces pratiques révèle l'incapacité où sont les enquêteurs, agents au service de l'entreprise, de voir l'entreprise avec des yeux d'ouvriers, de voir l'entreprise dans la société au lieu de faire coïncider la société et l'entreprise. Les mobiles de la résistance ouvrière à la rationalisation sont qualifiés d'irrationnels (p. 308) c'est-à-dire finalement d'anormaux. Le malheur est qu'un terme puisse être axiologiquement négatif sans être pour autant nul et qu'on ne puisse pas comprendre toutes les normes à l'intérieur d'une norme. Comprendre des normes c'est les admettre et non les réduire. On ne peut être à la fois juge et partie. Ce qui a échappé aux psychologues de l'enquête Hawthorne c'est que les ouvriers ne tiendraient pour authentiquement normales que des conditions de travail qu'ils auraient d'eux-mêmes instituées en référence à des valeurs propres et non pas empruntées, c'est que le milieu de travail qu'ils tiendraient pour normal serait celui qu'ils se seraient fait eux-mêmes, à eux-mêmes, pour eux-mêmes. Tout homme veut être sujet de ses normes. L'illusion capitaliste est de croire que les normes capitalistes sont définitives et universelles, sans penser que la normativité ne peut-être un privilège.Ce que Friedmann appelle la « libération du potentiel de l'individu » (p. 329) n'est pas autre chose que cette normativité qui fait pour l'homme le sens de sa vie. L'ouvrier est un homme ou du moins sait et sent qu'il doit aussi être un homme. Comme le dit Friedmann, quoiqu'en un sens un peu différent : « L'homme est un » (p. 337).
L'étude du milieu et des normes de l'homme au travail, à travers le travail de Friedmann, fait apparaître l'existence de ce qu'il appelle le primat de l'humain sur le mécanique, le primat du social sur l'humain. Nous dirions un peu différemment - primat du vital sur le mécanique, primat des valeurs sur la vie. La vie n'est, à vrai dire, selon nous, que la médiation entre le mécanique et la valeur, c'est d'elle que se dégagent par abstraction, comme termes d'un conflit toujours ouvert, et par là même générateur de toute expérience et de toute histoire, le mécanisme et la valeur. Le travail est la forme que prend pour l'homme l'effort universel de solution du conflit. Les normes du travail ont donc inévitablement un aspect mécanique mais ne sont des normes que par leur rapport à la polarité axiologique de la vie, dont l'humanité est la prise de conscience. L'oeuvre de Friedmann contribue à la restitution de leur signification authentique aux normes du travail. En quoi elle nous apparaît profondément philosophique.
Institut de Philosophie Université de Strasbourg.


1. 1 volume in-8° de 381 pages, Gallimard, Paris, 1946.
2. « Les sciences humaines sont diverses par leurs instruments et leurs modes d'investigation, mais dans le fond, une comme leur objet : l'homme » (p. 13).
3. Naturellement, nous n'entendons pas dire, malgré un rapprochement possible des attitudes que nous distinguons de celle de Friedmann, que les existentialistes soient tous des spiritualistes lyriques !
4. Friedmann inscrit, en épigraphe de son livre ces mots de G'the dans Le Second Faust : « Je sens en moi des forces et une énergie audacieuses... Ce globe terrestre offre encore ses espaces à de grandioses entreprises. D'admirables ouvres doivent y surgir. »
5. 1 vol., Gallimard, Paris, 1936. Une nouvelle édition de cet ouvrage est actuellement sous presse.
6. « L'ensemble des techniques... a transformé et transforme chaque jour les conditions d'existence de l'homme... L'homme est soumis à des milliers de sollicitations, d'excitations, de stimulants naguère inconnus. Ainsi l'ensemble de ces techniques crée, installe, épaissit chaque jour davantage autour de lui ce que nous appellerons globalement le nouveau milieu ». (L'homme et le milieu naturel, Annales d'histoire économique et sociale 1945 : Hommages à Marc Bloch II).
7. Friedmann cite les recherches, d'ailleurs remarquables, d'Haudricourt sur les Moteurs Animés en Agriculture (Revue de Botanique Appliquée, 1940). D'une façon plus systématique Leroi-Gourhan confirme la subordination normale des mécanismes techniques à l'opérateur organique dans son ouvrage magistral, Milieu et Techniques, A. Michel, Paris, 1945.